L’uniformisation de la société

Uniformisation, ou quand l’individualité rejoint l'indécence

Je pensais, en passant, à la société qui est la notre bien malgré nous et que l’on peut quelquefois tenter d’observer en décalé. Certainement qu’il est plus aisé pour ceux qui se sentent de fait en décalage, d’observer ainsi les décadences de notre temps, ou du moins d’imaginer, comme je le fais parfois, ce qui va suivre. Et, pour des raisons qui m’échappent encore, ce que j’imagine qui va venir est très loin de l’idéal du monde fraternel et humaniste (si humaniste est une bonne définition pour juste) que l’on peut souhaiter. 

Je viens d’avoir un flash, qui parle de naïveté jeune, en faisant le rapprochement de ce que je vois du monde et des chansons que j’écoutais-e et qui figurent parmi mes préférées. Lorsque MJ chante « man in the mirror », « Heal the world » et toutes les autres, Lennon « imagine », téléphone sa bombe humaine, les larmes me montent aux yeux et l’injustice, le pas beau font monter la nausée et une haine terrible. C’est la même avec mes dessins animés et films préférés, mes livres et poèmes préférés, mes causes préférées. En fermant les yeux et les oreilles, je me protège d’une partie de ces injustices qui affligent le monde depuis toujours. C’est ainsi et c’est la vie. Pourtant, l’espoir que nos avancées en terme de technicité, de confort de vie, d’intelligence et ce recul possible sur le monde aujourd’hui aurait changé la donne des inégalités et des injustices historiques. Nous sortons d’époques où l’humain était masse pour les champs, puis les guerres, puis l’industrie. Nous aurions pu espérer que l’heure actuelle nous apporte une belle et saine individualité, libératrice, créatrice, tolérante, offrant à chacune, à chacun de choisir ce qui lui plait d’être. Sans injonctions, sans jugements, sans peur de l’être. Et pourtant, les interdits de jadis, religieux, capitalistes, patriarcaux sont effacés dans les injonctions non plus externes mais internes à chaque personne, internes à la société elle-même, et non plus au-delà d’elle. 

On s’est enfermés dans une boucle où nous tournons en rond autour de messages uniformes et uniformisés. Une boucle où chacune, chacun de nous répond à des contre besoins non spécifiés, c’est à dire à la fois concrets et abstraits. A l’image des quantités d’articles quotidiens « Les 10 livres à lire avant la fin du mois », ou « L’ultime méthode pour avoir le corps parfait », et encore « Comment réussir sa journée en 4-8-10 » (toujours pas compris d’ailleurs?), nous nous infligeons des devoirs, des ordres, des interdits à longueur de temps. Et ces messages viennent de l’intérieur de nous! Et c’est le pire du pire. Auparavant, dans l’histoire, les ordres, les interdits, les devoirs suivaient une ligne : du plus haut -Dieu-, en passant par le Roi, l’empereur, le seigneur, le maître, le Père, l’homme de pouvoir, le directeur de l’usine… C’étaient ces hommes qui fixaient les règles. Et posaient le cadre. Plus ou moins juste et justifié, plus ou moins suivi et maintenu, mais c’était un autre que nous qui tenait. On pouvait dès lors se révolter, si ce n’était en acte, tout au moins dans nos pensées et notre imagination! Il existait un autre qui nous maintenait dans le cadre, mais que l’on pouvait détester, juger, critiquer ou aduler et aimer. Notre culpabilité à la désobéissance active ou passive était partiellement tournée vers un objet autre que nous-même. D’ailleurs, le cadre était si bien ficelé qu’il prévoyait comment réagir à cette culpabilité : fouet, flagellation, 3 pater, privations et hop, vous étiez blanc comme neige et le paradis devant vous. 

Déjà, on pouvait prévoir que la sortie massive de la religion et des usines ne pouvaient que modifier la société en profondeur. Au dessus de nous, que reste-t-il? Nous n’avons que de moins en moins de croyances en des instances supérieures, plus de confiance ni dans le système, ni dans les politiques, encore moins dans le capitaliste néolibéral. Grâce à google, on en sait autant que le médecins, les philosophes, les prophètes. Grâce aux réseaux, on peut s’inventer porte parole de soi-même, comme je le fais ici. Au dessus de moi, pendant que j’écris, rien d’autre que l’univers, qui par définition, n’a pas de cadre, voire même s’agrandit à chaque seconde, encore plus si on compte dans l’infini quantique (éblouissant d’agrandissement neuronal cette pensée hein?). Qui cadre mon intervention sinon moi? Rien que moi et mes propres interdits? Mes propres limites? Mes propres injonctions à vouloir faire partie de ce monde, un tant soit peu? Comme si, en 2-3 générations, notre surmoi s’était dédoublé. Ou redédoublé. Il n’est plus uniquement le gendarme de notre Ça jouisseur, qu’il doit freiner intelligemment pour trouver l’équilibre nécessaire au moi. Il est aujourd’hui celui qui crée ses propres règles internes pour Notre Bien. Et là est toute la différence. Car vers qui se tourner pour expier nos fautes envers nous-mêmes? Qui d’autre aujourd’hui que nous-même pour apaiser notre culpabilité? Culpabilité qui tourne en boucle : je mange un gâteau non prévu à mon régime alimentaire (je dois, il faut rester mince pour être Bien, Ok, Normal), je culpabilise. La culpabilité que je ne peux expier en me confessant à autrui (celui qui édifie les règles) me pousse à manger un autre gâteau. Et je tourne. Et je m’observe, et je me juge, et je me compare, et je veux absolument entrer dans la norme. Et je suis malheureux.se. Et je recommence car on m’a dit que le bonheur était là! « Pourquoi je n’y arrive pas à ce bonheur promis par le Cac 40? En m’évertuant à me fixer des règles, je ne peux remettre en cause ces règles que je pense m’être moi-même imposées pour mon Bien! Je ne peux donc remettre en question mon accès au bonheur, puisque ces règles imposées par moi sont forcément la bonne et unique manière d’y accéder! » Dur. Et fichtrement efficace. 


Illustration : Collins St, 5p.m. 1955 John BRACKNational Gallery of Victoriahttps://www.ngv.vic.gov.au › work