Je crois vivre dans un paradoxe de moi-même. A la fois, les donneurs de leçons me débectent, et autour de moi, dans cette sphère thérapeutico-devperso y’en a moult et moult, et en même temps, je perds du temps à lire les injonctions pancardisées, les il faut faire ça pour avoir ça en mots et en images, en schémas colorés et fausses citations sur les réseaux plusieurs fois par jour… Pourquoi je m’inflige ça? Chaque jour, quotidiennement, la révolte prend naissance dans mes tripes et j’ai envie de crier aux gens de se réveiller, d’arrêter de croire à toutes ces conneries, et de vivre leur putain de vie à eux. Et je continue. Evidemment, de l’écrire me fait prendre conscience de ce que je m’inflige, mais mes récepteurs dopaminiques (quoi d’autre?) me conduisent à poser mon doigt sur l’icône bleu, l’icône orange, et les autres pour ensuite simplement faire défiler inlassablement les mots, les vidéos, les sourires figés, les commentaires révoltés, insultants, ironiques, abrutissants, certains illisibles ou modifiés 56 fois avec le Robert.
En même temps, on ne peut que faire partie de la société que l’on observe. On ne peut prendre du recul qu’en reconnaissant ce qui est. Reconnaitre les avantages que l’on tire du fonctionnement des réseaux c’est s’observer également soi-même pour s’en détacher. Et le paradoxe existe bien là, car c’est en utilisant ces mêmes réseaux que l’on peut faire passer des mots pour les incriminer, passer des panneaux colorés et des photos stylées pour tenter (vainement) de participer aux contre-messages des injonctions au bonheur tout fait et au développement personnel qui y conduirait. Sans bouches, pas d’oreilles, sans yeux ni pouces, pas de prise de conscience. Si conscience il subsiste, si une analyse intelligente est encore possible au milieu de ce gloubiboulga d’incultures revendiquées, je me décide là à me tester, à m’auto tester. Je vais m’astreindre, me contraindre à ne plus aller sur les réseaux pour autre chose que poster de temps à autres ce que je veux poster. Et basta. Plus de temps passés à faire défiler mon écran, plus de visites pour traquer les commentaires et les j’aime (pas), plus de salves de dopamine attentistes. Je me dévoue, je me teste.
Je risque de davantage écrire de bêtises alambiquées chaque jour. Qu’est ce que je vais faire de tout ce temps? Que sera ma vie sans Facebook? D’ailleurs, qu’étaient nos vies sans les réseaux et les smartphones? C’est assez incroyable de ne plus s’en souvenir. M’imaginer cela crée quelque chose au centre de mes intestins. Entre la diarrhée et la nausée. Dégout? Colère? Imbécillité? Tout ça mêlé. Qu’est-ce qu’une société qui s’auto-contrôle via des citations envoyées par tout un chacun, sans aucune vérification des sources, du bien-fondé, de la vérité? Qu’est-ce que cette nouvelle société capitaliste, néolibérale qui s’évertue à faire de nous des êtres contrôlés par des injonctions paradoxales pour s’accaparer un bonheur tout fait qui ne nous correspond pas, s’agrippant à des stéréotypes idéalisés que l’on poursuit sans jamais les atteindre. Une société qui nous culpabilise de ne pas réussir à parvenir au Bonheur qu’elle idéalise comme le Graal, le Suprême, et en même temps un Graal atteignable! Par toutes et tous. Un idéal de vie pour toutes et tous estampillées Made in Moi. Individuel mais photocopiable. On s’échange les recette du bonheur, on se refile les adresses des salons de yoga et de kinésiologie, on se dicte des vérités apprises en surfant sur Google et en égrenant des sites où les infos sont à base de copies de piètres téléphone arabe, ou de chaînes de messages à recopier 20x.
J’ai lu Madame De Funès, j’ai lu également Happycratie, et les autres, j’écoute des podcasts, suit des comptes d’auteurs qui dénoncent les dérives de la bio-morale. (C’est le nouveau nom du truc = ça veut dire à peu près que « Le bien-être n’est plus un idéal auquel nous pouvons librement choisir d’aspirer, mais bien un impératif moral qui a fini par se retourner contre nous. » Le syndrome du bien-être) Impératif moral qui nous fait du mal. Car à rechercher vainement et à se laisser envahir par ces Il Faut, je dois, le risque est de s’uniformiser dans une quête impossible car impersonnelle. Et finalement, l’inverse réciproque de ce que veut signifier « développement personnel ».
Je suis thérapeute. J’ai même le mot Coach écrit sur mes vieilles cartes de visite obsolètes, et sur la plaque qui décore mon portail. Le développement personnel est censé faire partie de mes croyances, au mieux de mes attributions. Et c’est l’inverse qui se produit. Je prône des thérapies que je souhaite « intelligentes » car basées sur la créativité, les tripes, les valeurs, les principes de la personne, ce qui porte, vit, émotionne. Je défends l’idée que les vérités sont multiples, nouvelles, créatives et créatrices. Je crois profondément à la liberté de penser et d’être. Je réalise chaque jour que c’est en suivant des doctrines que l’on se fait du mal. J’ai mal quand quelqu’un me demande si c’est « normal » de faire ceci, de penser cela, de ne pas réussir à être simplement heureux.
J’ai la conviction profonde, enracinée en moi, que ce qui est là est la vérité. Ce qui vit, réagit, se développe, se crée en soi est ce qui est bon pour soi. Aucune pensée, ni acte, ni comportement n’est condamnable en tant que tel car ça répond à un besoin à l’instant T dans ce contexte. C’est ça la vérité. Ou une des vérités (pour moi, pas pour vous, vous n’avez justement pas à penser que c’est la Vérité car la Vérité n’existe que multiple et personnelle en relation dans un contexte. Si une Vérité au-dessus de toutes les autres existe?). Et que les injonctions à la normalité que l’on se borne à suivre nous éloignent de nos vérités, nous éloignent de douces relations à Soi, aux Autres et au Monde plus intuitives et donc plus saines. Il ne peut exister un seul développement personnel, relationnel, écologique, naturaliste. Nous possédons chacun une manière, unique et cependant multiple d’être bien, car cette manière d’être bien est amenée à se modifier à chaque seconde. Nous ne pouvons prétendre accéder au bonheur en suivant un planning « bien-être » qui ne varie pas, qui ne laisse pas de place à la créativité, aux imprévus, à l’écoute de soi. Bref, c’est comme si quelque chose qui n’est pas la Vie, qui n’est pas dans la vie, voudrait nous dire comment elle se doit d’être. Ce qu’il est bon de faire, de lire, de ressentir, de penser, de dire, d’essayer, de tester, d’adopter, de visiter, de découvrir…?
Ce qui peut être intéressant, c’est de tenter de comprendre, historiquement, sociologiquement ce qui nous a poussé là. J’ai entendu l’histoire de cet américain, père de la pensée positive dans la psychologie des années 50, 60? Je ne me souviens plus exactement. Freud, Erickson, Palo Alto, le productivisme, même des personnes de renom que j’admire(ais), capitaliser sur l’industrie du bonheur, qui fait 10% de progression chaque année. Justement, même les discours innovants et pourtant porteurs (à mon sens) se voient détournés, vendus au plus offrants sous couverts de formations bradées à -40% sur des sites de développement perso. C’est à (me) vous faire vomir. Et à ne plus rien croire. Quotidiennement, je m’efforce de sortir de ces injonctions en tant que thérapeute et à permettre aux personnes qui viennent me confier leurs souffrance à renouer avec leur créativité, leur intuition, à chercher dans leurs relations (à soi, aux autres, au monde) des instants de paix et non pas seulement à l’intérieur d’eux tout seuls, que pour eux tout seuls et avec eux tout seuls.
Chaque jour, je tente de casser le discours ambiant qui cause tant de douleurs au plus profond des personnes. C’est difficile lorsque soi-même, malgré les réflexions, l’envie de continuer à prôner sa liberté d’être et de pensée, on peut se sentir happée par telles méthodes miracles vantant le bonheur accessible grâce à un lever à 5h du mat’, ou à une routine daily beauty waouh, ou à un régime anti âge-cellulite-fatigue. Ciblé bien sûr. Personnalisé bien sûr, respectueux bien sûr. Bien sûr.
C’est difficile également car le risque c’est que prôner que la liberté de penser et de ne pas suivre les dérives emmêlées du développement perso couplé aux réseaux sociaux, peut, en tant que tel, devenir un discours du développement perso!… Et là est peut-être la boucle qui nous condamnera définitivement à tourner indéfiniment dans le système!. J’ai peur, car la magnifique société capitaliste dans laquelle nous (sur)vivons va bien trouver, la coquine! comment rentabiliser le contre discours, la contre pensée et en faire la pensée dominante qu’il faudra suivre pour accéder au bonheur.
La question reste ouverte. Et les propositions bienvenues.